1、La Dernire ClasseCe matin-l, jtais trs en retard pour aller lcole, et javais grand-peur dtre grond, dautant que M. Hamel nous avait dit quil nous interrogerait sur les participes, et je nen savais pas le premier mot. Un moment, lide me vint de manquer la classe et de prendre ma course travers champs
2、. Le temps tait si chaud, si clair ! On entendait les merles siffler la lisire du bois, et dans le pr Rippert, derrire la scierie, les Prussiens qui faisaient lexercice. Tout cela me tentait bien plus que la rgle des participes ; mais jeus la force de rsister, et je courus bien vite vers lcole. En p
3、assant devant la mairie, je vis quil y avait du monde arrt prs du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, cest de l que nous sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les rquisitions, les ordres de la commandature ; et je pensai sans marrter : Quest-ce quil y a encore
4、? . Alors comme je traversais la place en courant, le forgeron Watcher, qui tait l avec son apprenti en train de lire laffiche, me cria : - Ne te dpche pas tant, petit ; tu y arriveras toujours assez tt, ton cole ! Je crus quil se moquait de moi, et jentrai tout essouffl dans la petite cour de M. Ha
5、mel. Dordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage quon entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts, ferms, les leons quon rptait trs haut tous ensemble en se bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et la grosse rgle du matre qui tapait sur les tables : Un peu de
6、 silence ! . Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans tre vu ; mais, justement, ce jour-l, tout tait tranquille, comme un matin de dimanche. Par la fentre ouverte, je voyais mes camarades dj rangs leurs places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible rgle en fer sous le
7、 bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous pensez si jtais rouge et si javais peur ! Eh bien ! Non. M. Hamel me regarda sans colre et me dit trs doucement : - Va vite ta place, mon petit Franz ; nous allions commencer sans toi. Jenjambai le banc et je massis tout de
8、 suite mon pupitre. Alors seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre matre avait sa belle redingote verte, son jabot pliss fin et la culotte de soie noire brode quil ne mettait que les jours dinspection ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose dext
9、raordinaire et de solennel. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides dhabitude, des gens du village assis et silencieux comme nous : le vieux Hauset avec son tricorne ; lancien maire ; lancien facteur ; et puis dautres personnes encore. To
10、ut ce monde-l paraissait triste ; et Hauset avait apport un vieil abcdaire mang aux bords quil tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes poses en travers des pages. Pendant que je mtonnais de tout cela, M. Hamel tait mont dans sa chaire, et de la mme voix douce et grave dont il m
11、avait reu, il nous dit : - Mes enfants, cest la dernire fois que je vous fais la classe. Lordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que lAllemand dans les coles de lAlsace et de la Lorraine. Le nouveau matre arrive demain. Aujourdhui, cest votre dernire leon de franais. Je vous prie dtre bien at
12、tentifs. Ces quelques paroles me bouleversrent. Ah ! Les misrables, voil ce quils avaient affich la mairie. Ma dernire leon de franais ! Et moi qui savais peine crire ! Je napprendrais donc jamais ! Il faudrait donc en rester l ! Comme je men voulais maintenant du temps perdu, des classes manques co
13、urir les nids ou faire des glissades sur la Saar ! Mes livres que tout lheure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds porter, ma grammaire, mon histoire sainte me semblaient prsent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine quitter. Cest comme M. Hamel. Lide quil allait partir, que je ne le v
14、errais plus, me faisait oublier les punitions, les coups de rgle. Pauvre homme ! Cest en lhonneur de cette dernire classe quil avait mis ses beaux habits du dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du village taient venus sasseoir au bout de la salle. Cela semblait dire quils regrett
15、aient de ne pas y tre venus plus souvent, dette cole. Ctait aussi comme une faon de remercier notre matre de ses quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs la patrie qui sen allait. Jen tais l de mes rflexions, quand jentendis appeler mon nom. Ctait mon tour de rciter. Que naurais-je
16、pas donn pour pouvoir dire tout au long cette fameuse rgle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute? Mais je membrouillai aux premiers mots, et je restai debout me balancer dans mon banc, le cur gros, sans oser lever la tte. Jentendais M. Hamel qui me parlait : Je ne te gronderai pas, m
17、on petit Franz, tu dois tre assez puni. voil ce que cest. Tous les jours on se dit : “Bah ! jai bien le temps. Japprendrai demain.“ Et puis tu vois ce qui arrive. Ah! a a t le grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction demain. Maintenant ces gens-l sont en droit de nous dire
18、: “Comment ! Vous prtendiez tre Franais, et vous ne savez ni lire ni crire votre langue !“ Dans tout a, mon pauvre Franz, ce nest pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches nous faire. Vos parents nont pas assez tenu vous voir instruits. Ils aimaient mieux vous en
19、voyer travailler la terre ou aux filatures pour avoir quelques sous de plus. Moi-mme, nai-je rien me reprocher ? Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de travailler ? Et quand je voulais aller pcher des truites, est-ce que je me gnais pour vous donner cong ?. Alors, du
20、ne chose lautre, M. Hamel se mit nous parler de la langue franaise, disant que ctait la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide ; quil fallait la garder entre nous et ne jamais loublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant quil tient bien sa langue, cest comme sil tenai
21、t la clef de sa prison. puis il prit une grammaire et nous lut notre leon. Jtais tonn de voir comme je comprenais. Tout ce quil disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je navais jamais si bien cout et que lui non plus navait jamais mis autant de patience ses explications. On aurait dit
22、 quavant de sen aller le pauvre homme voulait nous donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tte dun seul coup. La leon finie, on passa lcriture. Pour ce jour-l, M. Hamel nous avait prpar des exemples tout neufs, sur lesquels tait crit en belle ronde :France, Alsace, France, Alsace. Cela
23、faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe, pendus la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun sappliquait, et quel silence ! On nentendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrrent ; mais personne ny fit attention,
24、pas mme les tout-petits qui sappliquaient tracer leurs btons, avec un coeur, une conscience, comme si cela encore tait du franais. Sur la toiture de lcole, des pigeons roucoulaient tout bas, et je me disais en les coutant : Est-ce quon ne va pas les obliger chanter en allemand, eux aussi ? De temps
25、en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour de lui, comme sil avait voulu emporter dans son regard toute sa petite maison dcole. Pensez ! Depuis quarante ans, il tait l la mme place, avec sa cour en face de lui et sa cl
26、asse toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres staient polis, frotts par lusage ; les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon quil avait plant lui-mme enguirlandait maintenant les fentres jusquau toit. Quel crve-cur a devait tre pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses, et d
27、entendre sa sur qui allait, venait, dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles ! Car ils devaient partir le lendemain, sen aller du pays pour toujours. Tout de mme, il eut le courage de nous faire la classe jusquau bout. Aprs lcriture, nous emes la leon dhistoire ; ensuite les petits
28、 chantrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. L-bas, au fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abcdaire deux mains, il pelait les lettres avec eux. On voyait quil sappliquait lui aussi : sa voix tremblait dmotion, et ctait si drle de lentendre, que nous avions tous en
29、vie de rire et de pleurer. Ah ! je men souviendrai de cette dernire classe. Tout coup lhorloge de lglise sonna midi, puis langlus. Au mme moment, les trompettes des Prussiens qui revenaient de lexercice clatrent sous nos fentres. M. Hamel se leva, tout ple, dans sa chaire. Jamais, il ne mavait paru
30、si grand. Mes amis, dit-il, mes, je. je. Mais quelque chose ltouffait. Il ne pouvait pas achever sa phrase. Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie et, en appuyant de toutes ses forces, il crivit aussi gros quil put : VIVE LA FRANCE ! Puis il resta l, la tte appuye au mur, et, sans parler, avec sa main, il nous faisait signe : Cest fini. allez-vous-en.