1、Unil, Deuxyeux, TroisyeuxIl tait une fois une femme qui avait trois filles. Lane sappelait Unil parce quelle navait quun il unique au milieu du front, et la seconde sappelait Deuxyeux parce quelle avait ses deux yeux comme tout le monde, tandis que cadette se nommait Troisyeux parce quelle avait tro
2、is yeux, ayant elle aussi un oeil au milieu du front, telle sa ane. Mais comme Deuxyeux ntait pas faite autrement que les autres gens, ni ses surs ni sa mre ne pouvaient la souffrir. Toi, avec tes deux yeux, lui disaient-elles, tu ressembles tout le monde et tu nes pas des ntres! Elles ne faisaient
3、que de la malmener et maltraiter, la bousculaient et la chassaient toujours dans les coins, ne lui laissaient que de vieilles frusques pour shabiller, ne lui donnaient que leurs restes manger, et encore juste de quoi ne pas mourir de faim. Bref, ctait leur souffre-douleur.Or, il advint quun jour, co
4、mme Deuxyeux sen tait alle garder la chvre dans les prs, la faim dont elle souffrait la fit pleurer, parce quune fois de plus ses deux surs ne lui avaient donn que trop peu. Assise dans lherbe, la pauvre pleura et pleura tellement quelle avait deux petits ruisseaux qui lui coulaient sur les joues. M
5、ais quand elle leva les yeux pour implorer le ciel dans sa dtresse, elle vit devant elle une dame qui lui demanda :- Deuxyeux, pourquoi pleures-tu ?- Comment pourrais-je ne pas pleurer ? lui rpondit Deuxyeux. Sous prtexte que jai deux yeux comme tout le monde, mes deux surs et ma mre ne peuvent pas
6、me souffrir et me font toutes les misres ; elles me chassent de partout, mhabillent de loques et ne me donnent pas assez manger : je nai jamais que leurs restes, et aujourdhui il y avait si peu que la faim me tenaille sans cesse.- Allons, sche tes larmes, Deuxyeux ! lui dit la fe, et coute moi-bien.
7、 Tu ne connatras plus jamais la faim. Tu nas qu dire :Mhh la Biquette,Petite table prte !et tu auras devant toi la table mise proprement, avec la nappe blanche et le couvert, et les plats finement servis, dont tu pourras manger autant que ton envie. Et aprs, lorsque tu te seras bien rgale et que tu
8、nen auras plus besoin, tu diras :Mhh la Biquette,Petite table arrte!et aussitt elle aura disparu sous tes yeux.Ces paroles dites, la fe tait partie. Alors Deuxyeux se dit quelle allait essayer tout de suite si ctait bien vrai, puisquelle avait si grand-faimMhh la Biquette,Petite table prte!Mais oui,
9、 presque en mme temps que les paroles, la petite table se trouvait l avec sa nappe blanche, lassiette, le couteau, la fourchette et une cuillre dargent ; et les plats succulents et fumants attendaient devant elle et sentaient bon : on et dit quils arrivaient tout droit de la cuisine. Mon Dieu, soyez
10、 notre hte en tous les temps! Amen. Telle tait la prire que Deuxyeux stait empresse de dire, parce que ctait la plus courte quelle savait. Puis elle se servit et se rgala de tout son cur. Aprs, quand elle eut bien mang de tout et se sentit compltement satisfaite, elle dit ce que la fe lui avait ense
11、ign :Mhh la Biquette,Petite table arrte !La table, avec tout ce quil y avait dessus, svanouit et disparut linstant mme. Le service est fameux! se dit Deuxyeux, tout heureuse et rassrne. Et le soir, quand elle rentra avec la chvre et trouva son cuelle de terre avec les restes que lui avaient laisss s
12、es surs, elle ny toucha point, pas plus quelle ne toucha aux rares bribes qui lui taient destines, le lendemain, quand elle repartit avec la chvre. Une fois, deux fois, cela passa, et les surs ne sen aperurent mme pas. Mais comme la chose se rptait sans cesse, elles sen firent la remarque: II y a qu
13、elque chose de louche l-dessous: Deuxyeux ne touche plus rien, alors quelle a toujours dvor ce quon lui laissait jusqu maintenant. Elle doit avoir trouv quelque chose. Et pour mettre le doigt dessus et dcouvrir la vrit, Unil, la sur ane, dcida de laccompagner le lendemain, quand elle irait garder la
14、 chvre, afin de voir si quelquun lui donnait manger ou boire.- Je vais avec toi aujourdhui, Deuxyeux ! lui dit Unil au moment quelle allait partir. Il faut que je voie si tu gardes convenablement notre chvre et si tu la mnes vraiment aux meilleurs endroits.Deuxyeux, qui ne fut pas dupe et se douta b
15、ien de ses vraies raisons, mena la chvre dans lherbe haute, mais beaucoup plus loin quo elle allait dhabitude. Arrive l, elle appela sa sur et lui dit :- Viens, Unil, nous allons nous asseoir ensemble et je vais te chanter quelque chose.Fatigue par cette longue promenade et par la chaleur dun soleil
16、 dont elle navait pas non plus lhabitude, lane somnolait demi, tandis que Deuxyeux lui chantait sans cesse sur le mme air :Unil, ma sur, ne dors-tu pas?Unil, ma sur, dors-tu dj?Finalement, Unil ferma son oeil unique et sendormit vraiment. Ds que Deuxyeux en fut bien sre et la vit endormie assez prof
17、ondment pour ne pouvoir pas la surprendre, elle se hta de dire sa petite chanson :Mhh la Biquette,Petite table prte !Pour sasseoir bien vite sa petite table, manger et boire son avant que de chanter de nouveau :Mhh la Biquette,Petite table arrte !Aprs que tout eut disparu, Deuxyeux rveilla sa sur et
18、 dit: Unil, au lieu de garder, voil que tu tendors; et pendant ce temps, la chvre pouvait courir nimporte o! Viens, nous allons rentrer. Lorsquelles furent revenues la maison, Deuxyeux ne toucha pas aux malheureux petits morceaux quon avait mis dans son cuelle, mais Unil fut bien incapable de dire s
19、a mre pourquoi elle ne mangeait pas. Je me suis endormie l-bas! avoua-t-elle pour sen excuser.Le lendemain, la mre dit Troisyeux : Cest toi qui iras aujourdhui avec elle; mais fais attention et surveille-la bien, car si Deuxyeux mange l-bas, ou si quelquun lui apporte manger et boire, cela doit se f
20、aire en cachette. Alors Troisyeux alla rejoindre Deuxyeux et lui dit quelle voulait venir avec elle garder la chvre et voir si elle le faisait bien. Deuxyeux ne fut pas dupe et comprit parfaitement ce quelle avait dans lide; aussi mena-t-elle la chvre assez loin dans les hautes herbes, puis elle inv
21、ita sa sur sasseoir ct delle en lui proposant de chanter un peu pour la distraire. Troisyeux stendit dans lherbe, dj fatigue par le long chemin et un peu tourdie par la chaleur du soleil; alors Deuxyeux reprit son intention sa petite chanson de la veille. Mais par inattention, elle commena comme la
22、veille et chanta sans sen apercevoirUnil, ma sur, ne dors-tu pas?avant de reprendre correctement :Troisyeux, ma sur, dors-tu dj ?Et quand la petite berceuse accomplit son oeuvre, Troisyeux sendormit en effet, mais seulement avec ses deux yeux son troisime il, lui, ne stait pas endormi, ayant chapp a
23、u charme; et si elle le ferma, ce fut par ruse et seulement pour pouvoir guetter sous ses cils et surprendre tout ce quil y aurait surprendre. Aussi lorsque Deuxyeux, la croyant profondment endormie aprs sa petite chanson, mangea et but son content, puis chanta lautre petite chanson, le troisime il
24、de Troisyeux vit-il tout! Deuxyeux vint alors rveiller sa sur et lui dit, comme lautre: Tu dormais, Troisyeux. Tu ne vaux rien pour garder. Viens, nous rentrons prsent. Et elles rentrrent; mais quand elles furent la maison. Deuxyeux ne toucha pas ce quon avait mis dans son cuelle et Troisyeux dit le
25、ur mre :- Je sais prsent pourquoi cette orgueilleuse ne veut rien de ce quon lui donne. Une fois l-bas, elle dit la chvre :Mhh la Biquette, Petite table prte!et elle a devant elle une petite table couverte des meilleurs plats, bien meilleurs que ceux que nous mangeons, nous! Son repas termin, elle d
26、it encore :Mhh la Biquette, Petite table arrte !Et alors tout sen va. Jai tout vu clairement et nettement, parce quavec une petite chanson elle mavait endormi deux yeux, mais le troisime tait rest ouvert.Ctait plus quil nen fallait pour exciter la jalousie furieuse de la mre.- Mademoiselle a des prt
27、entions, hein ? scria-t-elle en sen prenant Deuxyeux. Mademoiselle veut jouir dune meilleure existence que la ntre, hein ? Eh bien ! cest un plaisir dont tu vas te priver !Empoignant un couteau, elle courut la chvre et lui enfona le couteau dans le cur. En voyant sa chvre morte, Deuxyeux se prcipita
28、 hors de la maison et sen alla pleurer amrement, assise dans lherbe du premier pr. Soudain, la fe se trouva de nouveau devant elle et lui demanda :- Pourquoi pleures-tu, Deuxyeux ?- Comment pourrais-je ne pas pleurer ? rpondit Deuxyeux. La chvre qui dressait si joliment la petite table pour moi quan
29、d je lui chantais votre petite chanson, hlas! elle est morte prsent et cest ma mre qui la gorge! La faim et les misres sont revenues pour moi.- coute-moi bien, Deuxyeux, je vais te donner le bon conseil, lui dit la bonne fe: tu demanderas tes deux surs quelles te laissent les boyaux de ta chvre, et
30、tu les enfouiras sous terre devant la porte de la maison. Avec cela, ton bonheur est assur.Ces paroles dites, la fe avait disparu, et Deuxyeux revint la maison pour demander ses surs : Mes chres surs, sil vous plat, laissez-moi avoir quelque chose de ma pauvre chvre : je ne demande rien de bon, seul
31、ement les boyaux! cette modeste requte les fit clater de rire, et elles lui rpondirent : Si cest ton seul dsir, cela peut se faire! Deuxyeux prit les boyaux, quelle enterra en cachette, le soir venu, sans faire de bruit, devant la porte de la maison. Ainsi, elle avait fait comme le lui avait dit la
32、fe.Le lendemain matin, la maisonne se rveilla et se leva en mme temps, et quand elles allrent la porte, quelle ne fut pas leur surprise dy voir un arbre merveilleux qui avait pouss l : un arbre dune splendeur et dune magnificence sans gales dans le monde entier, car il avait un feuillage dargent et
33、portait des fruits dor! Comment cet arbre avait pu venir l en une nuit ? Ni la mre ni les surs nen eurent la moindre ide; mais Deuxyeux, elle, le savait trs bien, parce que larbre avait pouss lendroit mme o elle avait enterr les boyaux de la chvre.- Monte sur larbre, mon enfant, dit la mre Unil, et
34、cueille-nous quelques-uns de ces fruits merveilleux.Unil monta dans larbre, mais quand elle avana la main pour attraper un fruit dor, la branche scarta brusques Elle eut beau recommencer autant de fois quelle voulut ce fut chaque fois la mme chose, et il lui fut impossible de toucher un seul des bea
35、ux fruits dor.- Vas-y, toi, Troisyeux, commanda la mre. Tu pourras mieux te dbrouiller avec tes trois yeux que ta sur avec son il unique.Unil se laissa glisser au bas de larbre et Troisyeux y grimpa prestement; mais elle put bien sy prendre comme elle voulut et regarder partout la fois avec ses troi
36、s yeux, elle neut pas plus de succs que son autre sur : les fruits dor se tenaient toujours hors de sa porte. La mre, impatiente, y monta son tour; mais pas plus que ses filles elle ne put attraper un seul fruit dor, et sa main se refermait toujours sur du vent !- Si je montais, dit Deuxyeux, peut-t
37、re russirais-je mieux.- Toi! se moqurent les surs. A quoi peux-tu bien arriver avec tes deux yeux ?Elle grimpa nanmoins dans larbre, et voici que les fruits dor, au lieu de fuir devant ses mains, venaient deux-mmes sy placer et se laissaient cueillir lun aprs lautre. Elle en avait le tablier plein q
38、uand elle redescendit de larbre, et sa mre les lui prit. Jalouses toutes trois quelle pt cueillir les fruits prcieux alors quelles ne lavaient pas pu, elles ne furent que plus mchantes avec elle, au lieu de lui en tre reconnaissantes, et la traitrent dautant plus durement.Un jour, comme elles se tro
39、uvaient ensemble au pied de larbre merveilleux, arriva un jeune seigneur cheval. Vite, Deuxyeux, cache-toi pour ne pas nous faire honte! Lui crirent ses deux surs en la fourrant prcipitamment sous un tonneau vide qui se trouvait l, et, avec elle, les pommes dor quelle venait de cueillir. Le jeune se
40、igneur avait belle allure, comme elles purent le voir quand il fut tout prs, et il sarrta pour admirer ce merveilleux arbre dargent et dor.- A qui ce bel arbre appartient-il ? demanda le jeune seigneur aux deux surs. Si lon men donnait une branche, on pourrait me demander ce quon voudrait.Unil et Tr
41、oisyeux rpondirent ensemble que larbre tait elles, slanant dj pour en casser un rameau. Mais quelque peine quelles y prissent, elles nen furent capables ni lune ni lautre: les branches, comme les fruits, se tenaient tout coup lcart de leurs mains.- Il est vraiment tonnant que larbre vous appartienne
42、, dit le jeune cavalier, si vous navez pas le pouvoir den couper un simple petit rameau!Les deux surs soutinrent nanmoins que larbre tait bel et bien leur proprit; mais tandis quelles parlaient de la sorte, Deuxyeux poussa du pied, sous son tonneau, quelques pommes dor et les envoya rouler jusquaux
43、pieds du beau cavalier, parce que le mensonge de ses surs lavait indigne. Voyant les fruits dor devant lui, le jeune seigneur stonna et demanda do ils venaient. Alors Unil et Troisyeux avourent quelles avaient une autre sur, qui ne devait pas se montrer parce quelle navait que deux yeux comme le com
44、mun des gens. Le jeune seigneur voulut pourtant la voir, il lexigeait, ctait son grand dsir, et il lappela lui-mme en criant :- Deuxyeux ! Viens! Sors de l!Le plus naturellement du monde, Deuxyeux se glissa hors du tonneau pour sapprocher, et le beau cavalier smerveilla de sa grande beaut.- Toi, Deu
45、xyeux, lui dit-il, tu peux srement me cueillir une branche de larbre!- Mais oui, rpondit Deuxyeux, je le peux bien, puisque cet arbre mappartient.Grimpant larbre, elle en cassa une merveilleuse branche avec ses feuilles dargent et ses fruits dor, quelle tendit au beau cavalier.- Que veux-tu que je t
46、e donne en change, Deuxyeux ? demanda le cavalier- Ah! rpondit Deuxyeux, moi qui nai que misre, chagrin et douleur, qui ne connais que faim et soif de la pointe de laube jusquau bout du soir, si vous vouliez memmener avec vous, ce serait ma dlivrance et jen serais heureuse!Le jeune seigneur la prit
47、en croupe et galopa jusquau chteau de son pre, o elle eut une garde-robe magnifique et table selon son cur. pris delle comme il ltait, le beau seigneur fit bnir leur union, et leurs noces furent clbres en grande joie.Aprs le dpart de Deuxyeux avec le beau seigneur cheval, les deux surs lui envirent furieusement son bonheur tout en se cherchant des consolations. Au moins, se dirent-elles il nous reste larbre merveilleux! Et mme si nous ne pouvons pas y cueillir de fruits dor, tout le monde sera attir par sa splendeur et viendra nous, sarrtant l